Je ne résiste pas à l'envie de remettre cette lettre que Philippe Torreton lui a écrit début 2012:
Lettre de Philippe
Torreton à Jean Ferrat
Jean,
J'aimerais te laisser tranquille, au repos
dans cette terre choisie. J'aurais aimé que ta voix chaude ne serve maintenant
qu'à faire éclore les jeunes pousses plus tôt au printemps, la preuve, j'étais
à Entraigues il n'y a pas si longtemps et je n'ai pas souhaité faire le
pèlerinage. Le repos c'est sacré !
Pardon
te t'emmerder, mais l'heure est grave, Jean. Je ne sais pas si là où tu es tu
ne reçois que le Figaro comme dans les hôtels qui ne connaissent pas le débat
d’idées, je ne sais pas si tu vois tout, de là haut, ou si tu n'as que les
titres d'une presse vendue aux argentiers proche du pouvoir pour te tenir au
parfum, mais l'heure est grave!
Jean,
écoute-moi, écoute-nous, écoute cette France que tu as si bien chantée,
écoute-la craquer, écoute la gémir, cette France qui travaille dur et rentre
crevée le soir, celle qui paye et répare sans cesse les erreurs des puissants
par son sang et ses petites économies, celle qui meurt au travail, qui s'abîme les
poumons, celle qui se blesse, qui subit les méthodes de management, celle qui
s'immole devant ses collègues de bureau, celle qui se shoote aux psychotropes,
celle à qui on demande sans cesse de faire des efforts alors que ses nerfs sont
déjà élimés comme une maigre ficelle, celle qui se fait virer à coups de
charters, celle que l'on traque comme d'autres en d'autres temps que tu as
chantés, celle qu'on fait circuler à coups de circulaires, celle de ces
étudiants affamés ou prostitués, celle de ceux-là qui savent déjà que le
meilleur n'est pas pour eux, celle à qui on demande plusieurs fois par jour ses
papiers, celle de ces vieux pauvres alors que leurs corps témoignent encore du
labeur, celles de ces réfugiés dans leurs propre pays qui vivent dehors et à qui
l'on demande par grand froid de ne pas sortir de chez eux, de cette France qui
a mal aux dents, qui se réinvente le scorbut et la rougeole, cette France de
bigleux trop pauvres pour changer de lunettes, cette France qui pleure quand le
ticket de métro augmente, celle qui par manque de superflu arrête
l'essentiel...
Jean, rechante quelque chose je t'en prie,
toi, qui en voulais à D'Ormesson de déclarer, déjà dans le Figaro, qu'un air de
liberté flottait sur Saigon, entends-tu dans cette campagne mugir ce sinistre
Guéant qui ose déclarer que toutes les civilisations ne se valent pas? Qui
pourrait le chanter maintenant ? Pas le rock français qui s'est vendu à la première
dame de France.
Écris
nous quelque chose à la gloire de Serge Letchimy qui a osé dire devant le
peuple français à quelle famille de pensée appartenait Guéant et tous ceux qui
le soutiennent !
Jean,
l'Huma ne se vend plus aux bouches des métros, c'est Bolloré qui a remporté le
marché avec ses gratuits. Maintenant, pour avoir l'info juste, on fait comme
les poilus de 14/18 qui ne croyaient plus la propagande, il faut remonter aux
sources soi-même, il nous faut fouiller dans les blogs... Tu l'aurais chanté
même chez Drucker cette presse insipide, ces journalistes fantoches qui se font
mandater par l’Élysée pour avoir l'honneur de poser des questions préparées au
Président, tu leurs aurais trouvé des rimes sévères et grivoises avec vendu...
Jean,
l'argent est sale, toujours, tu le sais, il est taché entre autre du sang de
ces ingénieurs français. La justice avance péniblement grâce au courage de
quelques uns, et l'on ose donner des leçons de civilisation au monde...
Jean,
l'Allemagne n'est plus qu'à un euro de l'heure du STO, et le chômeur est visé,
insulté, soupçonné. La Hongrie retourne en arrière ses voiles noires gonflées
par l'haleine fétide des renvois populistes de cette droite
"décomplexée".
Jean,
les montagnes saignent, son or blanc dégouline en torrents de boue, l'homme
meurt de sa fiente carbonée et irradiée, le poulet n'est plus aux hormones mais
aux antibiotiques et nourri au maïs transgénique. Et les écologistes n’en
finissent tellement pas de ne pas savoir faire de la politique. Le paysan est
mort et ce n’est pas les numéros de cirque du Salon de l’Agriculture qui vont nous
prouver le contraire.
Les
cowboys aussi faisaient tourner les derniers indiens dans les cirques. Le
paysan est un employé de maison chargé de refaire les jardins de l'industrie
agroalimentaire. On lui dit de couper il coupe, on lui dit de tuer son cheptel
il le tue, on lui dit de s'endetter il s'endette, on lui dit de pulvériser il
pulvérise, on lui dit de voter à droite il vote à droite... Finies les
jacqueries!
Jean,
la Commune n'en finit pas de se faire massacrer chaque jour qui passe. Quand chanterons-nous
"le Temps des Cerises" ? Elle voulait le peuple instruit, ici et
maintenant on le veut soumis, corvéable, vilipendé quand il perd son emploi,
bafoué quand il veut prendre sa retraite, carencé quand il tombe malade... Ici
on massacre l’École laïque, on lui préfère le curé, on cherche l'excellence
comme on chercherait des pépites de hasards, on traque la délinquance dès la
petite enfance mais on se moque du savoir et de la culture partagés...
Jean,
je te quitte, pardon de t'avoir dérangé, mais mon pays se perd et comme toi
j'aime cette France, je l'aime ruisselante de rage et de fatigue, j'aime sa
voix rauque de trop de luttes, je l'aime intransigeante, exigeante, je l'aime
quand elle prend la rue ou les armes, quand elle se rend compte de son
exploitation, quand elle sent la vérité comme on sent la sueur, quand elle
passe les Pyrénées pour soutenir son frère ibérique, quand elle donne d'elle
même pour le plus pauvre qu'elle, quand elle s'appelle en 54 par temps d'hiver,
ou en 40 à l'approche de l'été. Je l'aime quand elle devient universelle, quand
elle bouge avant tout le monde sans savoir si les autres suivront, quand elle
ne se compare qu'à elle même et puise sa morale et ses valeurs dans le
sacrifice de ses morts...
Jean,
je voudrais tellement t'annoncer de bonnes nouvelles au mois de mai...
Je t'embrasse. Philippe Torreton
L
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