J’ai eu la chance de grandir entre deux parents aimants, des
parents à qui je n’ai rien à reprocher, même si à l’adolescence il y a eu quelques
tensions.
Des parents qui ont toujours fait ce qu’il faut pour moi, sans
en faire trop.
Je sais que « fille unique » va souvent avec
égoïste, mais mes parents m’ont appris le partage et je ne crois pas avoir les
défauts que l’on sous-entend quelquefois derrière cette expression.
Mes parents étaient unis, même si quelquefois le ton s’élevait
un peu. Ils ont toujours été là l’un pour l’autre, et l’un pour la famille de l’autre.
A 18 ans j’ai découvert la liberté, même si j’étais assez
libre jusque-là.
La fac à 40km avec une chambre que je partageais avec mon
amie. Pas de portable, pas de
surveillance. J’en ai profité de cette liberté. Mais je crois que j’étais assez
raisonnable pour ne pas aller trop loin, même si maman devinait quand
Jean-Jacques m’avait rejointe à Aix…
A 20 ans j’ai pris mon indépendance totale, et j’ai vécu avec
l’homme que j’aimais. J’en avais envie de cette indépendance, mais mes parents
étaient proches, nos relations étaient bonnes.
Et quand ils sont devenus grands-parents, ils étaient les plus
heureux du monde. Et ils ont été très présents pour Joan, l’emmenant en
vacances aussi souvent qu’ils le pouvaient.
Je les remercie de ne jamais être allés contre l’éducation que
son père et moi lui donnions.
J’ai mené ma vie d’adulte, avec les hauts et les bas qu’elle m’a
imposés.
Mes parents n’ont pas toujours compris ma période d’errance
entre le décès du père de Joan et la rencontre avec celui qui m’a apporté à
nouveau la stabilité. Mais ils acceptaient, je crois qu’ils me faisaient quand même
assez confiance. Je sais que papa disait à maman « ne t’inquiète pas pour
ta fille, elle est dégourdie, elle sait se débrouiller ».
Mes parents ont vieilli. Papa a eu trop tôt des problèmes
cardiaques.
Il est parti des suites de ces problèmes en août 2009.
Ça a été assez rapide, je ne l’ai pas vu trop diminué, et la
dernière image que j’ai de lui est un visage souriant. C’est cette image que je
garde, ce beau visage sur lequel l’âge n’avait pas fait trop de dégâts.
Maman a été veuve à 78 ans.
Elle a été courageuse et a pris ses marques dans cette
nouvelle vie, alors qu’ils n’étaient jamais séparés.
Elle est restée alerte longtemps, elle marchait beaucoup, elle
jardinait, c’était son grand plaisir.
L’habitude s’était instaurée de se retrouver chez elle un
samedi sur deux, Joan, Philippe et moi. Et je l’appelais quasiment tous les
jours.
Elle avait plaisir à nous recevoir et nous préparait ce que l’on
aimait. Nous repartions toujours les bras chargés.
Et puis il y a eu un samedi où on l’a trouvée fatiguée.
On s’est dit, pour se rassurer, que c’était momentané. Elle avait
85 ans.
A partir de là nous l’avons vu décliner doucement.
A 88 ans, elle a admis qu’elle ne pouvait plus vivre seule
dans une grande maison avec un étage.
Quelquefois elle devait faire appel aux voisins, qui étaient
heureusement adorables, parce qu’elle ne pouvait plus tout faire toute seule.
Nous avons la chance de trouver une résidence pour séniors où
elle avait son petit appartement mais pouvait prendre ses repas en commun avec
les autres résidents, participer aux activités proposées.
Même s’il a été dur pour elle de quitter la maison où elle
vivait avec papa, elle s’est tant bien que mal adaptée à cette nouvelle vie,
différente.
Et moi j’étais rassurée. Si je ne pouvais pas la joindre, je
pouvais toujours appeler l’accueil qui me renseignait.
Peu à peu, elle a perdu pied. Je m’occupais de tout pour elle,
les rendez-vous médicaux ou autres. Mais c’était normal pour moi. Elle s’était
occupée de moi, les rôles s’inversaient.
Après quelques chutes, des pertes de mémoires de plus en plus
fréquentes, et une santé déclinante, j’ai pris une difficile décision, en
accord avec Joan et Philippe : il fallait qu’elle soit dans un
établissement où l’on s’occupe d’elle.
J’ai visité de nombreuses maisons de retraite dans le secteur.
Des très belles que nous ne pouvions pas payer… Et nous avons eu l’immense
chance de trouver une place à la maison de retraite publique de Gardanne.
Pour moi, c’était un mélange de culpabilité et de réconfort.
Maman, après quelques réticences, a admis que l’on s’occupait
bien d’elle.
Sa mémoire s’est dissipée à grande vitesse.
Petit à petit, elle a revécu dans son enfance. Dans son
village perdu qu’elle aimait tant. Nous étions assez déstabilisés par ses
propos, puis nous avons compris qu’elle était avec nous dans une autre
dimension.
Je disais, quand on me demandait des nouvelles de maman :
physiquement elle va bien, mais sa tête est partie ailleurs.
La psychologue de l’établissement m’a aidée à accepter cette
évolution vers ce que l’on appelle durement la démence sénile.
Elle était toujours heureuse de me voir, de nous voir. N’avait
pas la notion de quand nous étions venus la dernière fois.
Elle a ramené son petit fils à l’état de petit garçon et s’inquiétait
beaucoup pour lui. Elle ne me croyait pas quand je lui disais qu’il était
adulte et se débrouillait très bien.
Et puis, un dimanche après-midi ensoleillé, on m’a appelée
pour me dire qu’on devait l’hospitaliser car elle perdait l’équilibre et était
très fatiguée.
Et depuis maman est une autre.
Après un premier passage aux urgences, on a parlé de crise
neurologique. Je suis allée la voir au plus vite, j’ai vu une petite vieille
dame courbée qui marchait d’un pas très lent.
Deux jours après, nous sommes allés la voir avec Joan. Et l’aide-soignante
nous dit que si on voulait la promener un peu elle allait nous aider à la
mettre dans un fauteuil roulant. J’ai demandé « elle ne marche plus ? ».
Non, elle ne marchait plus.
Un AVC a dû se produire dans la nuit, qui l’a rendue
partiellement paralysée du côté gauche.
Heureusement que Joan était là, moi j’étais en morceaux.
Nous avons poussé le fauteuil, essayé de parler un peu, de l’intéresser
à diverses choses. Puis nous l’avons ramenée dans le service. Sa tête tombait
de fatigue.
On nous a dit qu’on allait lui donner de l’eau gélifiée car
elle risque de ne pas pouvoir déglutir normalement.
Heureusement, les deux hommes de ma vie étaient là.
Je n’arrivais pas à croire à ce qui arrivait, à ce qui lui
arrivait. Elle n’était plus que l’ombre d’elle-même.
Je suis retournée la voir avec Philippe. Nous avons poussé son
fauteuil. Son bras inerte était posé sur un coussin.
Maman ne se plaint pas, le personnel nous dit qu’elle est
volontaire pour essayer de manger seule, qu’elle est « sage ».
Effectivement elle ne comprend pas ce qui se passe, pourquoi
son état a changé. Mais elle l’accepte et ne se plaint pas.
Et moi je réalise que maman est devenue un être fragile qui
peut partir du jour au lendemain.
Elle aura bientôt 94 ans.