Tu es né il y a bientôt 82 ans dans un petit village
accroché à la montagne, dans les Pyrénées catalanes, à presque 1500m
d’altitude, face au Mont Canigou.
Ce nid d’aigle perché est certainement l’endroit où je me
sens le mieux, où je retrouve une partie de mes racines, les tiennes.
Tu étais le 4ème garçon de Jean et Marguerite.
Sans doute espéraient-ils enfin une fille. Elle est arrivée 9 ans plus tard la
« petite sœur ». Elle a du se sentir bien protégée par ses 4
gaillards de frères.
Tes parents avaient une ferme, quelques vaches, et Jean
était cantonnier dans les Garrotxes, cet ensemble de villages perchés.
Marguerite faisait le pain, travaillait dur pour nourrir
cette belle famille unie.
Vous parliez catalan, sauf à l’école, où claquait sous le
préau, en grandes lettres bleues : « Parlez français, soyez
propres ».
Deux de tes grands frères sont devenus bergers, ils avaient
l’amour des bêtes dans le sang et l’ont eu toute leur vie.
Le second est devenu gendarme, et il est parti au Maroc.
Tes 3 frères ont épousé 3 cousines.
L’école n’était pas ta passion, je crois. Tu as eu ton
certificat d’études, c’était pas mal à cette époque.
Tu as été apprenti à droite et à gauche mais tu ne trouvais
pas ta voie.
Là où tu étais bien, c’était dans l’orchestre que vous aviez
monté avec des copains musiciens. Tu jouais de l’accordéon et du saxo. Vous
étiez « zazous » et animiez tous les bals des environs.
Tu devais en avoir du succès avec tes beaux cheveux bruns et
ta moustache. Tu étais grand, tu étais beau.
L’heure du service militaire a sonné. Tu es parti dans un
bataillon de chasseurs alpins, à Barcelonnette. La montagne toujours, mais pas
celle que tu connaissais.
Au bal tu as rencontré une belle jeune femme. Elle est
devenue ta femme. Maman.
Quand tu l’as présentée à ta famille catalane, elle s’est
sentie bien seule, et n’a sans doute pas compris grand-chose aux conversations.
Une « étrangère », cela n’a pas déclenché immédiatement
l’enthousiasme. Il faudra quelques années pour que l’on reconnaisse ses
qualités et qu’elle soit totalement adoptée, et pour que l’on pense à parler
français quand elle est là.
Comme toi, maman venait de la montagne, d’une ferme assez
pauvre.
Et pourtant, malgré vos origines communes, vous avez choisi
de partir « à la ville ».
Maman avait réussi le concours d’entrée à la Poste.
C’est à Marseille qu’elle a été nommée, et que vous vous
êtes installés.
J’y suis née, j’ai été votre fille unique et vous m’avez
donné tout l’amour dont un enfant a besoin.
Papa, tu as été embauché à la banque. A cette époque il ne
fallait pas être bardé de diplômes pour être guichetier.
Tu as aimé ton travail, tu as progressé rapidement. Toi, le
petit garçon de la ferme d’Ayguatebia, tu es devenu cadre à la banque. Mais un
cadre estimé, apprécié.
Et moi qui travaille là où tu as travaillé, on me parle
encore quelquefois de toi comme d’un patron humain, un « bon père de
famille ».
Ton travail t’a beaucoup absorbé, j’ai regretté quelques
fois que tu rentres tard, que tu sois perdu dans tes pensées parce qu’un
dossier te tracassait toujours, même après avoir passé la porte de ton bureau.
Mais c’est aussi grâce à ta force de travail que nous avons
pu tous les trois vivre correctement.
Tu étais un papa gentil et câlin, jusqu’à ce que je devienne
une adolescente, avec des envies de sorties. Là tu as senti ta fille t’échapper,
puis tu l’as vue dans les bras d’un garçon. Et nos relations sont devenues plus
tendues… Mais ton amour a toujours été présent. Tout au long de ma vie.
A 60 ans tu as pris ta retraite. Je crois que tu n’as pas eu
le choix. Et maman l’a prise en même temps que toi.
Vous avez quitté Marseille pour venir vivre dans cette
maison que vous aviez prévue pour votre retraite, où maman avait enfin un
jardin.
Cette mise à la retraite, tu l’as mal vécue. Tu aimais ton
travail, tu aimais avoir des relations professionnelles. Je crois que tu t’es
senti inutile. Alors que tu étais si important pour moi, pour ton petit fils.
Tu as été si heureux quand tu l’as eu ce petit fils, toi qui
aurait sans doute aimé avoir un garçon.
Tu lui as appris beaucoup de choses, tu lui as raconté des morceaux
de ton enfance, tu l’as fait rire.
Avec maman vous faisiez des balades, à pied ou en vélo, vous
alliez des Alpes aux Pyrénées, et quelquefois à la découverte d’une région de France.
Vous aviez tout pour être heureux, mais tu avais perdu un peu de patience, un
peu de joie de vivre.
Et puis, 4 ans après ta retraite, ton cœur, certainement usé
par beaucoup de stress professionnel, a tiré le signal d’alarme. Il a fallu t’opérer,
à cœur ouvert, pour te mettre une valve mitrale toute neuve.
Tu nous a fait peur, tu pleurais quand tu nous voyais. Et
tout doucement tu t’es remis.
Le chirurgien t’a dit que tu avais un cœur « comme neuf »,
mais toi tu t’es senti fragile malgré ton cœur réparé.
Tu as « attrapé » une tristesse qui ne t’a plus
quittée, même si elle n’était pas toujours visible, elle était là, au fond de
toi.
Nos relations n’étaient pas toujours faciles. Je ne suivais
pas la même voie que toi, je militais, et je n’avais pas les mêmes opinions
politiques. J’évitais soigneusement certains sujets, mais malgré tout il y
avait des moments d’incompréhension, où tu voulais que je « crois ton
expérience », et où, aussi catalane et têtue que toi, je m’enfermais dans
mes certitudes. Maman faisait le tampon, elle avait l’habitude, elle a tenu ce
rôle à partir de mes 15 ans.
Tu étais un vrai Gémeaux, parfois chaleureux et courtois,
appréciant la compagnie, et parfois bougon et sans patience. Ce côté-là, c’était
à nous, tes proches, que tu le réservais, offrant une jovialité toujours égale
à l’extérieur.
Quand le père de ton petit fils est décédé, tu as voulu t’occuper
de moi, et je sais que c’était de l’amour pur. Mais j’étais trop indépendante
pour accepter que l’on s’immisce dans ma vie.
Tu ne comprenais pas ma façon de vivre et tu l’as critiquée.
Mais tu as toujours été là quand j’ai eu besoin de toi. Les moments où nous n’étions
que tous les deux étaient des moments privilégiés où tu m’écoutais, et où je
crois que tu me comprenais.
Même si, à quelques infimes signes, je te voyais vieillir,
tu avais toujours belle allure, tu étais un beau grand père.
Et puis, en 2009, tu as chuté, ta santé s’est détériorée, ta
valve qui avait bientôt 15 ans montrait des signes de fatigue.
Tu es entré à la clinique avec l’espoir d’en ressortir après
quelques examens, et tu n’en es pas ressorti. Nous allions d’espoir en
pessimisme jusqu’à ce que l’on annonce à maman que « ton pronostic vital
était engagé ». Quelle horrible phrase…
La dernière fois que je t’ai vu à la clinique, tu pensais en
ressortir et retourner dans les Alpes fermer la maison pour l’hiver. Nous
sommes partis en vacances, laissant maman à tes côtés, qui ne t’a jamais quitté.
Deux jours après le début de ces vacances, quand maman m’a dit que ça n’allait
plus, nous sommes revenus. Je ne t’ai pas revu vivant. Et je ne t’ai pas vu sans vie non plus car je voulais garder de toi cette image souriante, la dernière
que j’avais vue. Celle que je garde dans mon cœur.
Lors de la cérémonie où nous t’avons dit adieu, ton
petit-fils a lu un magnifique texte qu’il avait écrit lui-même. Ce n’était pas
triste. C’était un superbe adieu.
J’ai eu un père aimant, pas toujours facile mais si généreux
pour les siens.
Quelquefois j’aimerais pouvoir encore lui parler, lui
annoncer des bonnes nouvelles, lui dire qu’après quelques années de galère je
suis heureuse avec l’homme que j’aime, lui dire que son petit-fils va bien et
qu’il a eu de la chance d’avoir eu un grand-père comme lui.
Maman a appris tout doucement à vivre seule, j’ai appris à vivre sans toi.
Mais tu nous manqueras toujours, papa.
<3
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