18 mai 2022

Papa

 

Papa,

 

Tu aurais 91 ans dans cinq jours, comme maman. Une semaine vous séparait.

Comment serais-tu si tu étais encore là ? Maman aurait peut-être gardé un peu de cette mémoire qui la fuit.

Dans mes rêves, ou même éveillée, je te parle encore.

Tu as été un merveilleux papa, même si notre relation a été quelquefois émaillée d’accrochages. Je sais que tu m’aimais plus que tout et que tu aurais tout fait pour moi, d’ailleurs tu as toujours fait tout ce que tu as pu.

Quand j’étais enfant, c’était plutôt maman qui fixait les règles, c’est à maman que je demandais les permissions. Je suis sûre que quelquefois tu as plaidé ma cause quand maman disait non.

Tu étais un papa câlin et consolant.

Je t’ai vu pleurer quand ton papa, pépé Jean, est mort.

Tu t’occupais de plein de choses, tu bricolais, tu réfléchissais toujours à comment faire au mieux. L’argent ne coulait pas à flots mais tu avais à cœur de nous faire plaisir, à maman et à moi.

Tu t’arrêtais dans les stations-services qui offraient ce que je collectionnais.

Tu travaillais dur et tu rentrais quelquefois tard, tu aimais ton travail et tu avais à cœur de le faire au mieux.

A l’époque, le Crédit Lyonnais était reconnaissant, puisque c’est bien au même endroit que nous avons fait tous les deux des carrières bien différentes.

Et, l’année de mes 13 ans, on t’a proposé un poste intéressant à Salon. Nous avons quitté Marseille, sans peine pour moi, je m’y ennuyais.

Et c’était aussi le moment où d’enfant je devenais adolescente.

A Marseille j’étais sage comme une image. Je n’avais quasiment pas d’ami.e.s.

Au collège à Salon la vie a complètement changé pour moi.

Des copains et copines il y en avait, beaucoup. Je trouvais la vie beaucoup plus intéressante.

La musique a commencé à faire partie de ma vie et les posters ont envahi ma chambre. Juju, « la chèvre » comme tu l’appelais. Tu faisais semblant d’en avoir marre quelquefois, mais je crois que tu me comprenais quand même.

Les copains qui passaient. Tu t’en moquais gentiment.

Puis ma première grande et vraie amie, Christine.

Nous habitions en plein centre de Salon, elle à 5 km.

Combien de fois tu m’as emmenée chez elle.

Et elle venait aussi souvent. Avec ses parents vous êtes devenus amis et vous l’êtes restés jusqu’à ce que la mort vous sépare.

Je pouvais sortir si c’était avec Christine, elle pouvait sortir si c’était avec moi.

Je m’habillais « à la mode », grande (j’en avais des complexes) et mince comme un fil à l’époque.

La robe très courte je la mettais sur un pantalon, puis j’enlevais le pantalon quand tu n’étais plus à portée de vue…

Tu remarquais que les garçons me regardaient, je crois que ça t’agaçait, mais tu me charriais.

Et puis il y a un garçon qui a retenu beaucoup plus mon attention que les autres… J’avais 17 ans, lui 18.

Il ne correspondait pas du tout à l’image que tu te faisais sans doute du compagnon idéal pour ta fille.

Des cheveux longs et bouclés, une tenue baba-cool. Un musicien, entre autres.

Tu as compris que celui-là n’était pas de passage. Tu l’as décrié pour son allure. Un « pardoulari » en catalan.

Il faisait quelquefois du stop pour aller suivre ses cours à Miramas, tu passais devant avec ta voiture de fonction, tu ne l’as jamais pris.

Le soir tu me disais : il a encore dû rater son car, il faisait du stop, avec un ton mi satisfait mi dédaigneux.

Il n’y a que quand tu as compris que lui et moi c’était du sérieux et qu’il deviendrait certainement ton gendre que tu l’as accepté, sans enthousiasme.

Après m’avoir vue heureuse avec lui, dûment mariée comme il se devait, après avoir vu quel bon père il était pour ton petit-fils, là tu l’as totalement accepté.

Vous étiez retournés à Marseille entre temps, ta carrière avançait.

Nous nous voyions régulièrement. Vous veniez manger à la maison où, de plus en plus souvent, on vous laissait Joan le week-end. Tu l’aimais ton petit-fils !

La vie a fait qu’un malheureux 26 avril, en 1997, un accident de la route a emporté Jean-Jacques.

Vous avez été là, tu as joué le protecteur pour ta fille et ton petit fils. J’ai mis volontairement des limites car je voulais me sentir libre. Mais je faisais appel à toi de temps en temps. Et financièrement tu as toujours été là. Sans toi j'aurais compté sou à sou pour vivre dignement.

Le chagrin passé, ou tout au moins estompé, j’ai vécu une vie un peu dissolue. Tu n’as pas tout su, heureusement !

Moi, ma carrière était au point mort car je n’avais pas ton esprit commercial, je ne correspondais pas aux standards de la banque. Et j’ai glissé vers le syndicalisme.

Depuis longtemps je savais que nos opinions politiques étaient à l’opposé. Toi à droite, moi à gauche. Mais mon adhésion à la CGT, elle t’a fait sursauter.

Je pense quelquefois que si tu savais que maintenant j’ai ma carte au PCF…

Tu avais des propos critiques quelquefois sur mes fréquentations : je ne comprends pas pourquoi tu es si bien avec des homosexuels… Et oui, Jean-Philippe était mon plus proche ami. Avec Daniel, qui était aussi le prof de Joan, et qui, avec son air de Vercingétorix, te déplaisait.

C’est vrai, l’apparence avait de l’importance pour toi.

Tu aurais aimé que je fasse une carrière brillante, à la banque ou ailleurs, je t’ai déçu. Mais j’ai su plus tard que tu disais que ta fille était dégourdie, qu’elle se débrouillait bien.

La retraite ne te convenait pas. Tu étais irritable. Et même si l’amour entre maman et toi était solide, vous vous chamailliez tout le temps.

En 1995 tu as subi une grave opération à cœur ouvert. Une forme de dépression s’est emparée de toi. Tu te sentais diminué, alors que la médecine te disait réparé.

Tu as toujours été adorable en société, tu faisais l’unanimité. Dans l’intimité tu pouvais être cassant. Tu étais bien un gémeaux !

Maman et toi vous aviez deux caractères forts, ça n’était pas forcément facile…

Les meilleurs souvenirs de tes dernières années de vie sont les quelques fois où nous avons pris du temps pour nous deux. Là je sentais l’ampleur de ton amour pour moi, et l’on pouvait parler de tout sereinement.

En 2005 j’ai rencontré Philippe. Après quelques « histoires », dont une qui te plaisait : un ancien militaire ! je savais que Philippe était le seul que je pourrais aimer aussi fort que j’aimais Jean-Jacques.

Tu étais réticent. Tu as mis des mois avant de proposer une rencontre.

Je crois que tu l’as apprécié dès cette rencontre.

Mais quand nous t’avons parlé de mariage tu nous as dit : vous faites une connerie. Drôle de retour pour une annonce qui nous réjouissait.

C’était un mariage pour me protéger de l’ex de Philippe. Nous l’avons célébré dans l’intimité, nous étions 17.

Un beau moment, je t’ai vu ému. Je t’ai vu agréable avec Jean-Philippe, avec Daniel. Et au final tu as tenu à tout payer.

Je crois bien que finalement tu étais soulagé que ta fille ne soit plus par monts et par vaux, mais auprès de quelqu’un qu’elle aime et qui l’aime. Et le fait que Joan s’entende comme larron en foire avec son beau-père te faisait très plaisir.

Des suites de ton opérations, tu avais gardé un traitement à vie d’anticoagulants.

Une chute, des saignements, maîtrisés sur le moment. Mais petit à petit des dysfonctionnements apparaissaient chez toi, difficultés à parler, problèmes d'équilibre.

Tu as été opéré d’un caillot au cerveau. On a cru que ça avait marché.

Nous avions repoussé notre départ en vacances, et quand tu es remonté dans ta chambre de clinique, que je t’ai vu sourire, même rire, nous sommes finalement partis. Trois jours après nous étions de retour auprès de maman, on t’avait réopéré, en vain, le répit a été de très courte durée.

Le lendemain de notre retour, nous allions à la clinique avec maman et Joan quand mon téléphone a sonné. Tu étais parti.

Joan a eu le cran d’accompagner sa grand-mère pour te voir sans vie. Moi non. Je voulais garder de toi l’image de la dernière fois où je t’ai vu sourire. 17 août 2009… jour où tu nous as quittés.

Ta famille catalane est venue t’accompagner dans « ta dernière demeure », ainsi que tes amis, voisins.

Ton petit fils a lu un texte écrit par lui pour toi.

J’ai eu un super père, malgré nos différences.

Parti trop tôt. Les gens que l’on aime partent toujours trop tôt.

 

 

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