Bien que la nature ait pris ses
couleurs d’automne, il faisait assez beau pour déjeuner dehors.
En face de nous, les montagnes de
l’ubac.
Nous savourons le paysage et la
température en terminant notre café. Puis nous nous levons pour débarrasser la
table.
Les jours raccourcissent et l’on
veut profiter de ce soleil doux pour faire une balade.
On entre, on sort, et tout à coup
je m’aperçois que je ne vois plus maman.
Les autres convives ne peuvent me
renseigner, ils ne l’ont pas vu partir.
J’appelle, mais elle entend mal,
il y a peu de chances qu’elle me réponde.
Je fais le tour de la maison,
plusieurs fois, en scrutant aussi loin que je le peux. Personne.
Cette silhouette si familière,
fragile et alerte à la fois, je ne la vois pas.
Il y a plusieurs chemins qui
partent vers la montagne ou vers le hameau, lequel prendre en priorité ?
J’essaie de garder mon calme,
elle ne peut pas être bien loin, même si, malgré son âge, son pas est encore
alerte.
C’est ici qu’elle a grandi, au
milieu des pâturages, des bosquets, des vieilles maisons qui pour certaines ne
sont plus que des ruines.
Maman, pourquoi es-tu partie toute
seule, sans prévenir ? Tu sais que je m’inquiète de plus en plus pour toi.
Je
n’arriverai pas à la retrouver seule, il y a trop de pistes différentes.
Je reviens voir ma tante, qui est
occupée à faire la vaisselle et ranger.
Je lui dis que je ne sais pas où
est passée maman, que je ne la vois nulle part et que je commence à m’inquiéter.
Ma tante ne s’affole pas. Elle me
dit « tu sais bien qu’il faut toujours qu’elle aille marcher de droite et
de gauche ».
Elle m’engage à la suivre pour la
retrouver. Nous partons toutes les deux.
Christiane prend la route vers
Champcontier.
Elle semble mieux connaître les
habitudes de maman. Moi je suis si peu souvent là que je ne les connais pas,
ces habitudes.
Nous avançons, la route est
droite, mais personne à l’horizon. Christiane n’est pas inquiète, moi oui, de
plus en plus.
J’imagine la chute, le ravin
borde la route.
Je suis attentive à tous les
bruits de la nature. Si elle est tombée, elle gémit peut-être.
Christiane bifurque vers un petit
chemin sur la gauche. Elle me dit « elle est peut-être venue là ».
Là, c’est la cascade, celle qui
est connue dans la région pour sa difficulté à la descendre, celle où les
pompiers viennent régulièrement s’entraîner, celle où des groupes aguerris
viennent avec leur matériel, cordes et crochets.
Je
me souviens qu’elle aimait cet endroit.
Sans doute parce qu’elle y venait
souvent accompagner son père, mon grand-père, qui menait ses moutons dans les
prés autour. Avant que cet endroit n’attire les touristes.
Je me rends compte que je ne
connais plus trop maman, tellement différente de celle qui m’a élevée.
Elle qui avait toujours peur du danger
pour moi mais ne voulais jamais que l’on s’inquiète pour elle.
Quand je l’emmenais dans ce
hameau de son enfance pour l’y laisser seule quelques jours, elle était la plus
heureuse.
Toutes mes recommandations
étaient pour elle comme du vent. Elle me disait « mais ne t’inquiète pas
pour moi, je suis née ici ».
Ma recommandation principale
était de toujours avoir son téléphone avec elle, en vérifiant régulièrement qu’il
soit chargé.
Et malgré cela, combien de fois
il sonnait dans le vide. Combien de fois j’ai dû appeler les rares voisins pour
qu’ils s’assurent que tout allait bien.
Et quand elle me rappelait enfin,
elle me demandait pourquoi je m’inquiétais toujours.
Les rôles avaient changé.
Petite, maman envisageait des
dangers que je ne voyais pas, adolescente, elle craignait pour moi les mauvaises
rencontres et autres dangers « ne monte jamais sur la mobylette d’un
copain », « rentre avant la nuit ».
Maintenant je m’inquiète pour
elle, tout le temps.
Je sais qu’elle est têtue et qu’elle
va où elle veut, même si je lui demande de ne pas s’éloigner.
Et à chaque moment d’inquiétude,
je m’imagine ce que ça serait de ne plus l’avoir.
Je sais qu’elle n’est pas
éternelle, que chaque jour la rapproche du moment où, comme elle dit, elle ira
rejoindre papa.
Ce moment ne lui fait pas peur. Sans
doute qu’être croyante l’aide pour cela.
Et moi je voudrais la garder
encore longtemps. Même si je perçois des signes qui ne trompent pas, la fatigue
qui est plus vite là, la mémoire quelquefois en pointillés, le pas qui n’est
plus aussi assuré.
Maman, je ne suis pas prête à te
perdre, il est trop tôt, je veux te retrouver.
Je
suis ma tante qui descend vers la cascade. Le chemin est caillouteux, glissant.
Christiane me crie « elle
est là » !
Mon soulagement est immense.
Je m’approche, je la vois,
Christiane me fait signe « chut ». Maman est assise, adossée à une
pierre, les yeux fermés, le visage serein.
Nous n’osons plus bouger, plus
parler.
Ma respiration a repris son cours
normal. Je suis tellement heureuse de l’avoir retrouvée.
Et en même temps un peu en colère
qu’elle soit venue là, seule, sans prévenir.
Elle avait sans doute besoin de
cette solitude pour retrouver les traces de son enfance.
Elle ouvre les yeux et nous voit
toutes les deux. Elle sourit, presqu’avec malice.
Ma frayeur fait que mes premiers
mots sont des reproches « pourquoi tu es partie sans rien dire ? ».
Et en même temps je la prends
dans mes bras.
Maman dit, d’une voix candide « mais
pourquoi tu as eu peur, tu sais bien qu’ici je ne risque rien, que je connais
tous ces endroits ».
Je vais garder pour moi tout ce
que j’aurais pu dire, elle est là et c’est le principal.
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