11 nov. 2025

Maman, un jour d'automne. Nouvelle

 

                Bien que la nature ait pris ses couleurs d’automne, il faisait assez beau pour déjeuner dehors.

En face de nous, les montagnes de l’ubac.

Nous savourons le paysage et la température en terminant notre café. Puis nous nous levons pour débarrasser la table.

Les jours raccourcissent et l’on veut profiter de ce soleil doux pour faire une balade.

On entre, on sort, et tout à coup je m’aperçois que je ne vois plus maman.

Les autres convives ne peuvent me renseigner, ils ne l’ont pas vu partir.

J’appelle, mais elle entend mal, il y a peu de chances qu’elle me réponde.

Je fais le tour de la maison, plusieurs fois, en scrutant aussi loin que je le peux. Personne.

Cette silhouette si familière, fragile et alerte à la fois, je ne la vois pas.

Il y a plusieurs chemins qui partent vers la montagne ou vers le hameau, lequel prendre en priorité ?

J’essaie de garder mon calme, elle ne peut pas être bien loin, même si, malgré son âge, son pas est encore alerte.

C’est ici qu’elle a grandi, au milieu des pâturages, des bosquets, des vieilles maisons qui pour certaines ne sont plus que des ruines.

Maman, pourquoi es-tu partie toute seule, sans prévenir ? Tu sais que je m’inquiète de plus en plus pour toi.

 

                Je n’arriverai pas à la retrouver seule, il y a trop de pistes différentes.

Je reviens voir ma tante, qui est occupée à faire la vaisselle et ranger.

Je lui dis que je ne sais pas où est passée maman, que je ne la vois nulle part et que je commence à m’inquiéter.

Ma tante ne s’affole pas. Elle me dit « tu sais bien qu’il faut toujours qu’elle aille marcher de droite et de gauche ».

Elle m’engage à la suivre pour la retrouver. Nous partons toutes les deux.

Christiane prend la route vers Champcontier.

Elle semble mieux connaître les habitudes de maman. Moi je suis si peu souvent là que je ne les connais pas, ces habitudes.

Nous avançons, la route est droite, mais personne à l’horizon. Christiane n’est pas inquiète, moi oui, de plus en plus.

J’imagine la chute, le ravin borde la route.

Je suis attentive à tous les bruits de la nature. Si elle est tombée, elle gémit peut-être.

Christiane bifurque vers un petit chemin sur la gauche. Elle me dit « elle est peut-être venue là ».

Là, c’est la cascade, celle qui est connue dans la région pour sa difficulté à la descendre, celle où les pompiers viennent régulièrement s’entraîner, celle où des groupes aguerris viennent avec leur matériel, cordes et crochets.

 

                Je me souviens qu’elle aimait cet endroit.

Sans doute parce qu’elle y venait souvent accompagner son père, mon grand-père, qui menait ses moutons dans les prés autour. Avant que cet endroit n’attire les touristes.

Je me rends compte que je ne connais plus trop maman, tellement différente de celle qui m’a élevée.

Elle qui avait toujours peur du danger pour moi mais ne voulais jamais que l’on s’inquiète pour elle.

Quand je l’emmenais dans ce hameau de son enfance pour l’y laisser seule quelques jours, elle était la plus heureuse.

Toutes mes recommandations étaient pour elle comme du vent. Elle me disait « mais ne t’inquiète pas pour moi, je suis née ici ».

Ma recommandation principale était de toujours avoir son téléphone avec elle, en vérifiant régulièrement qu’il soit chargé.

Et malgré cela, combien de fois il sonnait dans le vide. Combien de fois j’ai dû appeler les rares voisins pour qu’ils s’assurent que tout allait bien.

Et quand elle me rappelait enfin, elle me demandait pourquoi je m’inquiétais toujours.

Les rôles avaient changé.

Petite, maman envisageait des dangers que je ne voyais pas, adolescente, elle craignait pour moi les mauvaises rencontres et autres dangers « ne monte jamais sur la mobylette d’un copain », « rentre avant la nuit ».

Maintenant je m’inquiète pour elle, tout le temps.

Je sais qu’elle est têtue et qu’elle va où elle veut, même si je lui demande de ne pas s’éloigner.

Et à chaque moment d’inquiétude, je m’imagine ce que ça serait de ne plus l’avoir.

Je sais qu’elle n’est pas éternelle, que chaque jour la rapproche du moment où, comme elle dit, elle ira rejoindre papa.

Ce moment ne lui fait pas peur. Sans doute qu’être croyante l’aide pour cela.

Et moi je voudrais la garder encore longtemps. Même si je perçois des signes qui ne trompent pas, la fatigue qui est plus vite là, la mémoire quelquefois en pointillés, le pas qui n’est plus aussi assuré.

Maman, je ne suis pas prête à te perdre, il est trop tôt, je veux te retrouver.

 

                Je suis ma tante qui descend vers la cascade. Le chemin est caillouteux, glissant.

Christiane me crie « elle est là » !

Mon soulagement est immense.

Je m’approche, je la vois, Christiane me fait signe « chut ». Maman est assise, adossée à une pierre, les yeux fermés, le visage serein.

Nous n’osons plus bouger, plus parler.

Ma respiration a repris son cours normal. Je suis tellement heureuse de l’avoir retrouvée.

Et en même temps un peu en colère qu’elle soit venue là, seule, sans prévenir.

Elle avait sans doute besoin de cette solitude pour retrouver les traces de son enfance.

Elle ouvre les yeux et nous voit toutes les deux. Elle sourit, presqu’avec malice.

Ma frayeur fait que mes premiers mots sont des reproches « pourquoi tu es partie sans rien dire ? ».

Et en même temps je la prends dans mes bras.

Maman dit, d’une voix candide « mais pourquoi tu as eu peur, tu sais bien qu’ici je ne risque rien, que je connais tous ces endroits ».

Je vais garder pour moi tout ce que j’aurais pu dire, elle est là et c’est le principal.

   

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